Une tribune co-écrite avec Esther Benbassa, publiée dans Le Monde daté du 16 mai 2024
Se taire aujourd’hui devant le massacre des Gazaouis, c’est concourir à la faillite du sionisme et de l’humanisme parmi les juifs, soulignent, dans une tribune au « Monde », les chercheurs Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa.
Il aura fallu que les Gazaouis soient réduits à la famine, que les ultrareligieux et les ultranationalistes du gouvernement Nétanyahou appellent à la déportation de ces derniers, et que la conquête et l’occupation de Gaza soient désormais affichées comme leur objectif officiel, pour que certains médias français, étrangement prudents jusqu’ici, commencent à desserrer l’étau du silence. En Israël, c’est encore loin d’être le cas. La plupart des Israéliens continuent de vivre dans l’indifférence, se plaignent de la hausse des prix et pleurent les soldats tombés sur les champs de bataille d’une guerre qui semble ne devoir jamais finir.
Il y a bien sûr tous ceux qui défilent pour les 23 otages supposés encore vivants et aussi pour les morts, sacrifiés par un gouvernement qui prétend, contre toute évidence, poursuivre la guerre à Gaza en leurs noms. Certains, peu nombreux, commencent à brandir dans les rues les portraits d’enfants gazaouis assassinés par l’armée israélienne. ONG et associations, bien sûr, ne cessent de dénoncer les horreurs commises. Des Gazaouis s’opposent désormais au Hamas, contre lequel Israël a perdu la guerre, mais qui lui sert toujours d’alibi.
Les cruelles et meurtrières attaques menées par les troupes du Hamas, le 7 octobre 2023, contre des civils israéliens sont certes impardonnables. Mais ce n’est pas du 7-Octobre que date le conflit entre Israéliens et Palestiniens. La riposte était compréhensible. Mais rien ne justifiait l’ampleur qu’elle a prise. On cherche toujours à laisser les Israéliens dans l’ignorance de ce qui se passe vraiment à Gaza. La propagande dans le pays et parmi les juifs de la Diaspora bat toujours son plein. Quelques sites israéliens et le journal Haaretz tentent de briser ce blocus. Mais qui lit ce journal d’intellectuels en Israël ? Et qui, dans la Diaspora, parmi les juifs communautaires ?
Vision folle
Si des centaines de réservistes refusent aujourd’hui de retourner au front, au nom de quoi le font-ils ? Au nom de l’honneur de leur pays ? De leur idée du sionisme ? D’une éthique universelle ? Honorons leur courage. Et demandons-nous s’ils ne le font pas aussi au nom d’un judaïsme et d’une histoire diasporique bimillénaire, qui ne sauraient cautionner ces meurtres de masse, ces milliers de blessés et de mutilés, ces destructions apocalyptiques, la mise à mort par la faim.
Il est vrai que les tenants de l’extrême droite religieuse et messianique, qui participe à la coalition au pouvoir, se revendiquent eux aussi du judaïsme. D’un judaïsme défiguré, politisé, justifiant les pires massacres, la conquête sans limite, l’occupation sans tabou, à Gaza mais aussi en Cisjordanie, et la disparition pure et simple des Palestiniens. Pour que se réalise leur vision folle d’un Israël sans frontières, ultrareligieux, non démocratique et ethniquement « pur ». Un Israël pour les juifs seulement, ce qu’en a d’ailleurs fait une loi votée au Parlement, en 2018. Une loi qui exclut déjà, pour l’instant symboliquement, les deux millions et demi de Palestiniens qui y vivent. Veut-on faire d’Israël un nouveau ghetto juif ?
Les valeurs juives, si elles existent − et nous croyons quant à nous qu’elles existent −, ont déjà disparu du pays. Et ce n’est pas cette extrême droite qui les restaurera. Faillite du sionisme ? Oui. Mais faillite aussi du judaïsme. Faillite de l’humanisme juif. Faillite de l’humanisme parmi les juifs. Voilà ce qu’il nous faut clairement dire aujourd’hui, et ce contre quoi nous devons nous rebeller.
Contrairement à ce qu’une poignée de personnalités juives françaises soutiennent, récemment sorties de leur réserve, ce n’est pas par fidélité à l’on ne sait quel sionisme de gauche mythifié ni par amour d’Israël qu’il faut se décider à dénoncer et à nommer le mal qui nous ronge. Ce n’est assurément pas par amour de cet Israël-là, en tout cas, qu’il nous faut acter la souffrance palestinienne et agir pour mettre un terme à cette guerre interminable. Et il semble bien tard pour se réveiller ainsi après avoir cédé à une prétendue injonction au silence. Se taire, dès le premier jour, était une faute. Ne pas dire aujourd’hui tout ce qui doit être dit en sera une autre.
Contre l’injustice et le malheur
Avant de parler d’amour (du prochain), parlons de justice. Et faisons place à l’autre. A son récit. A sa souffrance. A son deuil. Au deuil de ses morts. Et au deuil de sa terre. Reconnaissons sans ambages que le sionisme fut historiquement la cause première (pas la seule bien sûr) du malheur et de la destruction du monde de ceux que nous tenons aujourd’hui pour nos ennemis et qui devraient être nos frères, ou simplement nos voisins. Il ne s’agit pas d’appeler à la destruction d’Israël. Mais à sa refondation.
Nul esprit sincère ne niera la recrudescence récente de l’antisémitisme en France et ailleurs en diaspora. Il faut reconnaître le désarroi des juifs ici, et il convient de combattre ce mal avec eux. Mais rien ne sert de leur parler comme à des enfants. C’est au nom de la transmission pluriséculaire d’une culture et des enseignements d’une histoire souvent douloureuse que nous devons agir d’un même mouvement contre l’antisémitisme ici, et contre l’injustice et le malheur là-bas.
C’est au nom des valeurs d’un judaïsme qui n’est pas seulement celui des pratiquants, mais celui de tous les juifs, au nom de ces valeurs juives qui rencontrent si souvent les valeurs universelles, qu’il faut dénoncer les souffrances des Palestiniens et y porter remède. Non, tous ne sont pas militants du Hamas, loin de là. Et les enfants, quelle faute ont-ils donc commise ?
Exiger que les Palestiniens puissent vivre en autonomie dans un Etat confédéral ou dans leur propre Etat à côté d’un Israël régénéré, débarrassé du tribalisme étroit qui le conduit à sa perte et qui humilie chaque jour les juifs de la Diaspora, rassembler toutes les forces capables de s’investir dans la réalisation de ce projet, plutôt que dans celui d’annihiler les Palestiniens, voilà qui serait se montrer fidèle à une éthique ne devant rien à la fondation de l’Etat d’Israël en 1948, et lui étant, en tout cas, bien antérieure.
Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa, directeurs d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE, université PSL), ont publié en 2024 Israël-Gaza. La conscience juive à l’épreuve des massacres (Textuel).
