Deux tribunes sur Israël/Palestine: L’Obs, 17/10/23 et Le Monde, 17/11/23
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Israël-Palestine : espérer contre tout espoir

TRIBUNE

Esther Benbassa,
Jean-Christophe Attias

Il y a des pièges où nous devons refuser de tomber. La sagesse impose d’entendre et de comprendre les deux camps. Et, pour les gouvernants, de chercher en priorité le cessez-le-feu, la libération des otages et la fin du siège et du blocus de Gaza.

Publié dans L’Obs le 17 octobre 2023 à 8h15

L’un et l’autre citoyens français, juifs attachés à Israël par plus d’un lien, et néanmoins soutiens de longue date de la cause palestinienne, l’un et l’autre choqués par les crimes terroristes du Hamas et effrayés par les perspectives de la riposte israélienne en cours, nous le savons depuis le début de ces événements : il y a des pièges où nous devons refuser de tomber.

Celui du pitoyable débat interne, d’abord, qui réduit la tragédie qui se joue là-bas aux dimensions d’une misérable joute politicienne ici. La question n’est nullement de savoir ce que Jean-Luc Mélenchon a dit, n’a pas dit, aurait dû dire, ni de profiter de l’occasion pour régler de petits comptes entre la droite et la Nupes, ou au sein même de la Nupes. Il s’agit d’abord de dénoncer l’horreur des faits, de la condamner sans réserve, et d’empêcher qu’un crime (celui du Hamas) en justifie un autre (celui qu’Israël perpètre à Gaza). Il faut que le bain de sang s’arrête.

Autre piège, que l’on peut comprendre, et auquel en pareilles circonstances il est difficile d’échapper : celui d’un entre-soi communautaire, qui réchauffe le cœur, s’il est possible, et qui permet de sécher ses larmes. A cela aussi il faut savoir résister. Le conflit israélo-palestinien est un conflit politique, national, nullement un conflit « transnational », communautaire ou religieux, entre juifs et musulmans. C’est cela qu’il faut garder en tête, justement pour éviter l’importation du conflit que tout le monde redoute.

Laisser les propalestiniens manifester

En fait, cette « importation » est ancienne. Elle remonte au moins au début des années 2000. Chacun, juif ou musulman, est sommé de choisir son camp, et souvent, le choisit. Quant aux autres, commentateurs à la petite semaine et politiciens cyniques, qui prétendent faire de l’immigration la cause première de l’écho que le drame proche-oriental rencontre chez nous ou qui s’empressent d’y rattacher l’épouvantable assassinat d’un professeur de lettres à Arras, eux sont, clairement, des « importateurs » de la pire espèce.

Trop rares sont hélas ceux qui, refusant cette dynamique perverse, ont le courage de sortir du silence et de faire entendre la voix de la sagesse, si quelque sagesse est encore possible. Une sagesse qui imposerait d’abord d’entendre et de comprendre les deux camps. Les médias devraient à cet égard ouvrir davantage leurs antennes aussi à des débatteurs tenants de la cause palestinienne. Quant à l’Etat, il devrait laisser les propalestiniens librement manifester dans nos rues, en veillant à proscrire tous débordements contraires à la loi (appels au meurtre ou slogans antisémites). Plus on verrouillera, plus les tensions s’exacerberont.

Oui, les massacres et les exactions perpétrés par le Hamas contre des civils, des femmes, des enfants, des vieillards, parce qu’ils étaient juifs, ne peuvent que réveiller la mémoire d’une tragédie plus ancienne et plus absolue : la Shoah. L’évoquer n’est pas seulement affaire de propagande. La mémoire juive est ainsi construite désormais. Les souffrances nouvelles réveillent les souffrances et les peurs plus anciennes, et s’y agrègent.

Non, il ne s’agit ni d’apporter son soutien au Hamas, ni de justifier ces horreurs. Mais ce qui arrive, arrive dans un contexte, et au bout d’une histoire ponctuée de massacres des deux côtés, et qui, depuis soixante-quinze ans, pour les Palestiniens, est une histoire de violences, de morts, de spoliations, d’exils, d’humiliations et de déni. Hélas, aux yeux de beaucoup, le Hamas incarne aujourd’hui la résistance ; on ne peut que le regretter.

L’action de ceux qui, sur cette planète, nous gouvernent, ne devrait en revanche poursuivre qu’un but : le cessez-le-feu, la libération des otages, la fin du siège et du blocus de Gaza. En même temps. Faute de quoi, la spirale infernale du meurtre de masse et des représailles ne cessera pas. Et surtout, ne pas se satisfaire d’une accalmie, pour aussitôt détourner les yeux et aller s’occuper d’autre chose.

Une solution à un Etat

L’occultation du conflit, ces dernières années, ne l’a évidemment pas résolu. Le Hamas, dont le développement a été, un temps, favorisé par un pouvoir israélien soucieux d’affaiblir les nationalistes, s’est retourné contre ce dernier. Si Israël a effectivement réussi à réduire l’Autorité palestinienne, dévaluée et corrompue, à peu de choses, il n’a fait que renforcer le Hamas.

Les arrangements de type colonial d’hier ne fonctionnent pas. On en a eu l’illustration tragique avec l’attaque meurtrière surprise dont les Israéliens ont été la cible dans un contexte marqué, en Israël même, par une contestation massive et légitime du gouvernement en place, par l’amateurisme d’un Netanyahou prisonnier de ses alliés racistes et suprémacistes, ultrareligieux et sans expérience sécuritaire, par une faillite des services de renseignement, et par l’emploi problématique d’une armée au seul service de la sécurité des colons de Cisjordanie.

C’est une solution de longue durée qu’il faut. Elle ne peut être que politique et portée par les citoyens. Dès lors que la solution à deux Etats a été concrètement rendue impraticable par Israël, du fait de la colonisation, reste la solution de l’Etat unique, binational, garantissant à tous ses citoyens une parfaite égalité des droits. On nous objectera bien sûr qu’il s’agit là d’une gentille utopie, et que les haines, si fortes, et à tant d’égards compréhensibles, interdisent seulement d’y rêver. Mais s’interdire d’y rêver, c’est accepter que le sang continue de couler.

Qu’aurons-nous donc gagné, lorsque les morts, les blessés, les déplacés, les sans-abri se compteront par dizaines de milliers à Gaza ? Le crime, jamais, ne mettra fin au crime. Le deuil des uns n’apaisera pas le deuil des autres. Le premier devoir des puissances internationales est d’abord de stopper ce cycle infernal, puis d’ouvrir la porte à autre chose : à un processus de règlement politique qui, d’abord, garantira la protection des populations et mettra fin à l’apartheid. On nous dit : il n’y a pas d’interlocuteurs. On les trouvera. On nous dit : cela prendra tant de temps. On accepte de prendre le temps, quand on sait où l’on va.

BIO EXPRESS

Ancienne sénatrice, Esther Benbassa, est directrice d’études à l’EPHE-université PSL. Jean-Christophe Attias est directeur d’études à l’EPHE-université PSL

Retrouver ce texte sur le site de L’Obs

 

 

 

 

Israël-Palestine : « Il y a quelque chose de brisé qu’il est à charge pour les deux parties en conflit de réparer ensemble » (tribune dans Le Monde, 17/11/23)

Tribune publiée le 17 novembre 2023 dans Le Monde

Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, spécialistes de l’histoire du judaïsme, soulignent la nécessité pour les Israéliens comme pour les Palestiniens de penser leur humanité commune. Ils y voient la condition pour réparer ce qui a été brisé et construire la paix.


La radicalité de l’expression de certaines revendications, dans nos rues, sur nos réseaux sociaux, laisse pour le moins songeur. La brutalité et le simplisme des prises de position de trop de politiques, quel que soit le « camp » qu’ils prétendent soutenir, n’ont pas peu contribué à hystériser le débat. Et à encourager dérives islamophobes et antisémites dans certaines franges heureusement toujours minoritaires de notre société.

Qui sont donc « les amis du soutien inconditionnel au massacre » qu’a évoqués Jean-Luc Mélenchon le 7 novembre sur le réseau social X pour qualifier les participants à la marche contre l’antisémitisme de Paris ? A quoi sert-il de les dénoncer, qui plus est sans les nommer ? Que signifie, encore, « libérer la Palestine du fleuve à la mer », [un slogan utilisé depuis les années 1960 dans les manifestations propalestiniennes] ? S’agit-il de noyer Juifs et Arabes vivant entre Jourdain et Méditerranée dans un seul et même Etat palestinien laïc (en invisibilisant les premiers) ? S’agit-il d’intégrer les Israéliens juifs à une structure étatique nouvelle, éventuellement fédérale et clairement binationale ? Ou s’agit-il d’éradiquer purement et simplement l’Etat d’Israël et de chasser les habitants juifs du pays ?

Refuser de tomber dans le piège de la déshumanisation

Ces questions sont trop graves et méritent mieux que quelques slogans simplificateurs. D’autant que ceux dont il est question sont d’abord des hommes et des femmes, Palestiniens ou Israéliens, peu importe, des hommes et des femmes couverts de cicatrices invisibles – celles de la Shoah et des pogroms, celles de la Nakba –, des hommes et des femmes ayant une histoire, une mémoire, un visage et des liens, des gens vivants, souffrants et mortels. Exactement comme nous ici.

De fait, le premier des pièges où nous devons refuser de tomber est celui de la déshumanisation. Si les atrocités commises par les troupes du Hamas nous ont sidérés et révoltés à ce point, si les troupes du Hamas ont pu les commettre, les mettre en scène, les filmer, en diffuser cyniquement les images, c’est que celles et ceux qui en ont été les victimes, civils, femmes, nourrissons, enfants, vieillards, n’étaient plus perçus par leurs assaillants comme des semblables, comme des humains.

D’une autre façon, si la mort de milliers de civils palestiniens de Gaza bombardés par Israël peut être présentée froidement par certains comme un dommage collatéral regrettable, largement imputable à la stratégie du Hamas, et hélas inévitable voire nécessaire, ce n’est que parce qu’on invisibilise les visages, les souffrances, les vies, l’histoire – l’humanité – des civils que l’on sacrifie.

Faire la paix sera long et difficile

Aucune souffrance ne doit être ignorée. Aucun crime ne doit être oublié. Tous doivent être jugés et châtiés. Reste que le premier devoir de qui veut sincèrement la justice et la paix est de reconnaître en l’autre, fût-il son ennemi, un semblable, un humain, un frère, une sœur.

De l’islam et du judaïsme, dont les deux parties en présence font à peu près ce qu’elles veulent pour justifier leurs actes les plus odieux et leurs objectifs les plus fous (Palestine sans Juifs ou Grand Israël), nous pouvons au moins garder une idée, une seule : nous sommes tous fils et filles d’Adam – banû Adam, en arabe, benei Adam, en hébreu.

Au Proche-Orient comme ailleurs, aujourd’hui plus que jamais, c’est cette évidence, qui n’a besoin d’aucune sanction divine, ni de l’approbation d’aucun clerc, imam, rabbin ou prêtre, c’est cette évidence à chaque instant niée et bafouée par des hommes des deux camps, qu’il convient de restaurer. Il n’y a pas d’« animaux humains » au Proche-Orient, comme l’a dit le ministre israélien de la défense. Ni d’êtres démoniaques. Juste des humains. Si criminels soient-ils parfois.

On ne fera pas la paix avec le Hamas ? Soit, on le comprend. On ne fera pas la paix avec M. Nétanyahou et sa clique ? On le comprend aussi. Il faudra pourtant bien qu’Israéliens et Palestiniens, eux, fassent la paix. Ce sera long, ce sera difficile. Il y aura des avancées, de brusques reculs. On remettra cent fois l’ouvrage sur le métier. Mais il n’y aura en tout cas qu’un seul préalable à satisfaire : la conscience qu’il y a là quelque chose de brisé qu’il est à charge pour les deux parties en conflit de réparer ensemble. La « réparation du monde », dans le judaïsme, le tikoun ‘olam, est entre les mains des hommes, et d’eux seuls.

Le temps est venu de la réparation et de la modestie

Or, toute réparation est bricolage. Aucune ne sera un retour au statu quo ante. Lequel, d’ailleurs ? Celui du XIXe siècle ? Celui du XVIe ? Celui des temps bibliques ? Cette réparation n’abolira pas la Nakba, elle n’en effacera pas la mémoire douloureuse, elle cherchera pratiquement, dans les faits, sur le terrain, à en atténuer les effets, à en panser les plaies. Elle n’effacera pas davantage le traumatisme des pogroms, de la Shoah. Elle ne ressuscitera pas les morts. Elle sera, avec la paix, le seul hommage véritablement digne que l’on pourra leur rendre. Et le seul vrai soulagement que l’on pourra apporter aux vivants.

Il faudra renommer les lieux, repenser l’espace, le réorganiser, se le partager d’une manière inédite. Il faudra faire de même avec le pouvoir, les langues, les cultures. Il faudra permettre aux deux populations de s’inventer un destin qui leur soit à la fois propre (singulier), et commun (partagé). Il faudra, en un mot, inventer. Et ne jamais hésiter à reprendre sa copie. Tout en luttant contre les vieux réflexes de haine, de rancune et de défiance mutuelle.

Quels leaders pour lancer un tel mouvement et pour entraîner derrière eux une majorité de leurs populations ? Marwan Bargouti, du côté palestinien ? Qui, du côté israélien ? Nul ne le sait en cet instant. Il serait pourtant grand temps d’y songer. Le rêve aveugle d’un Theodor Herzl (1860-1904) a tourné au cauchemar. Pour les Palestiniens, bien sûr. Et pour les Juifs aussi. Le temps n’est plus au rêve. Le temps est venu de la réparation et de la modestie. Du lent et beau travail des jours. Il se fera là-bas. Nous y aiderons ici.


Jean-Christophe Attias (historien et philosophe, directeur d’études à l’EPHE/Université PSL) et Esther Benbassa (ancienne sénatrice, directrice d’études émérite à l’EPHE/Université PSL, où elle enseigne l’histoire du judaïsme moderne)

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