Les Grecs, les Arabes et nous
Partager

Depuis le 23 septembre 2009, disponible en librairie: Ph. Büttgen, A. de Libera, M. Rashed et I. Rosier-Catach (éds), Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, Fayard, 2009, 372 p., avec une contribution de J.-C. Attias, « Judaïsme : Le tiers exclu de l’ »Europe chrétienne » », p. 213-222.

La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règle à présent ses comptes avec l’Islam en se disant sans « dette » : « nous » serions donc supposés ne rien devoir, ou presque, au savoir arabo-musulman. L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur que possible.
Ce livre a plusieurs « affaires » récentes pour causes occasionnelles. Occasionnelles, parce que les auteurs, savants indignés par des contre-vérités trop massives ou trop symptomatiques, s’appuient sur ces dé-bats pour remettre à plat le dossier de la transmission arabe du savoir grec vers l’Occident médiéval. Occasionnelles, parce que les différentes contributions cherchent à cerner la spécificité d’un moment, le nôtre, où c’est aussi dans le savoir que les Arabes sont désormais devenus gênants.
Il est donc question ici des sciences et de la philosophie arabo-islamiques, des enjeux idéologiques liés à l’étude de la langue arabe, de ce que « latin » et « grec » veulent dire au Moyen Age et à la Renaissance, de la place du judaïsme et de Byzance dans la transmission des savoirs vers l’Europe occidentale, du nouveau catholicisme de Benoît XVI, de l’idée de « civilisation » chez les historiens après Braudel, des nouveaux modes de validation des savoirs à l’époque d’Internet, ou de la manière dont on enseigne aujourd’hui l’histoire de l’Islam dans les lycées et collèges.
Il est question dans ce livre des métamorphoses de l’islamophobie. Pour en venir à une vue plus juste, y compris historiquement, de ce que nous sommes : des Grecs, bien sûr, mais des Arabes aussi, entre autres.

Philippe Büttgen est chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’études sur les monothéismes, Paris).
Alain de Libera est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et professeur à l’université de Genève.
Marwan Rashed est professeur à l’Ecole normale supérieure.
Irène Rosier-Catach est directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Paris) et directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.

——————————————————————————

Compte rendu paru dans Le Monde daté du 2 octobre 2009

« Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante » : comment l’islam a transmis des savoirs antiques à l’Occident

La science n’est pas l’opinion. Le raisonnement et la démonstration scientifiques obéissent à des règles et à des procédures. Et lorsqu’en 2008, Sylvain Gouguenheim, un historien spécialiste de l’Allemagne médiévale, publiait un ouvrage intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil), dans lequel il affirmait que le monde arabo-musulman avait joué un rôle mineur dans la transmission du savoir grec vers l’Occident chrétien, de nombreux universitaires, dont des spécialistes reconnus des questions pour lesquelles Sylvain Gouguenheim disait vouloir faire oeuvre de vulgarisation, réagirent avec vigueur. Ils dénoncèrent tout autant les erreurs contenues dans l’ouvrage, et l’absence de preuves, que l’insistance de son auteur à vouloir relire l’histoire de la philosophie médiévale en reniant l’apport de l’Islam. Ce faisant, le médiéviste travestissait une opinion en savoir scientifique.
Optique post-coloniale

Les auteurs de Les Grecs, les Arabes et nous ont perçu dans le succès public du livre de Gouguenheim, et dans le bon accueil qui lui fut en général réservé par la presse, le symptôme d’une « islamophobie savante », à travers laquelle des propos hostiles à l’islam sont exprimés par des auteurs qui ont beau jeu, ensuite, de nier toute volonté polémique. C’est dans une optique post-coloniale qu’ils relisent ces événements récents, dans un contexte intellectuel influencé par ce qu’ils nomment une « philosophie de l’histoire sarkozyste », et par les prises de position de Benoît XVI, en particulier lors du discours de Ratisbonne (2006) : en y faisant allusion à une violence intrinsèque de l’islam, le pape avait semblé vouloir renouer avec une théologie de la « controverse ».

Tous ceux qui ont appelé de leurs voeux, lors de « l’affaire Gouguenheim », un vrai débat scientifique, se réjouiront de disposer d’une synthèse claire sur l’état des connaissances. Les spécialistes, s’appuyant sur des sources et des études nombreuses, montrent comment la philosophie médiévale et la science moderne se sont progressivement bâties grâce à des héritages grecs et arabes, comme juifs et latins. Ils rappellent aussi combien il est erroné de vouloir considérer les religions comme des «  »essences » homogènes et atemporelles », plutôt que comme des réalités historiques évoluant sans cesse et s’influençant les unes les autres. L’oeuvre de traduction du monde arabo-musulman au Moyen Age a été fondamentale, soulignent encore les auteurs, et elle a favorisé la circulation des textes antiques. Enfin, on sait aujourd’hui que toute pensée peut être formulée par n’importe quelle langue : contrairement à ce que voudrait faire croire une vision dépassée de la linguistique, l’opération de traduction du grec, langue indo-européenne, vers l’arabe, langue sémitique, n’a été limitée par aucune incapacité linguistique.

Mais au-delà même de ces questions circonstanciées, l’ouvrage propose des grilles d’analyse pertinentes pour comprendre les rapports actuels entre querelles idéologiques et production de savoirs scientifiques. L’évolution des supports de l’information a modifié de manière cruciale le statut de la preuve comme celui de l’expert. A lire les auteurs, si cette affaire, qui aurait pu rester confinée au monde académique, a trouvé tant d’écho dans l’espace public, c’est non seulement à cause du rôle joué par Internet, mais aussi parce que la thèse d’Aristote au Mont-Saint-Michel s’appuyait en partie sur une rhétorique de la « révélation » : l’auteur laissait entendre que les universitaires s’appliquaient à cacher la vérité sur l’oeuvre de traduction latine des textes grecs, alors même que celle-ci était analysée dans tous les ouvrages consacrés au sujet.

Certes, le discours de l’historien est toujours « situé ». Mais c’est de la capacité de celui-ci à assumer son positionnement méthodologique et historiographique, comme de sa faculté à produire les preuves à l’appui de son propos que dépend la fiabilité du travail scientifique. Deux conditions parfaitement remplies par cet ouvrage.


LES GRECS, LES ARABES ET NOUS. ENQUÊTE SUR L’ISLAMOPHOBIE SAVANTE sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach. Fayard, « Ouvertures », 374 p., 24 €.
Signalons aussi l’ouvrage dirigé par Max Lebjowicz, L’Islam médiéval en terres chrétiennes : science et idéologie, Presses universitaires du Septentrion, 176 p., 16

Claire Judde de Larivière

Compte rendu paru dans Libération daté du 8 octobre 2009

Islam un peu, beaucoup, à la phobie

Un collectif de philosophes rétablit l’importance des savants musulmans contestée dans «Aristote au Mont-Saint-Michel»

Par ERIC AESCHIMANN

Collectif Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Fayard «Ouvertures» 366 pp., 24 €.

L’année dernière, dans Aristote au Mont-Saint-Michel, l’historien Sylvain Gouguenheim contestait l’importance des savants musulmans dans la transmission du savoir grec à l’Occident chrétien et s’employait à mettre en valeur le rôle de l’érudit Jacques de Venise et du monastère du Mont-Saint-Michel d’où sortirent, dès le XIIe siècle, plusieurs traductions d’Aristote. De ce point de départ, il dégageait des généralités douteuses sur la spécificité de la civilisation musulmane et de ses«schémas mentaux», et notamment linguistiques, qui ne lui auraient pas permis d’accéder à la rationalité des Grecs. «Si le terme de « racines » a un sens pour les civilisations, les racines du monde européen sont donc grecques, celles du monde islamique ne le sont pas», écrivait-il, formulant paradoxalement l’ambiguïté de son propos : que les civilisations aient des racines, rien n’est moins sûr. Tel est du moins ce qui se dégage de l’ouvrage de réponse à Gouguenheim qui sort aujourd’hui.

Sur le moment, deux pétitions de protestation avaient circulé, justifiées sur le fond, mais à la tonalité désagréablement inquisitoriale. Un appel à sanctionner Gouguenheim, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, avait même été lancé. Coordonné par Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach, les Grecs, les Arabes et nous atteste qu’à un livre, si mauvais soit-il, la meilleure réponse est un autre livre. Car, tout en répondant point par point aux inexactitudes de Gouguenheim, les auteurs livrent une véritable leçon appliquée de ce que signifie : penser l’histoire. Ou, en l’occurrence, comprendre comment le récit de Gouguenheim reflète «une vision du monde qui s’insère très précisément dans la philosophie de l’histoire sarkoziste», notamment dans son «exaltation de la France toute chrétienne» et son anti-islamisme post-11 Septembre. Avec Aristote au Mont-Saint-Michel, l’islamophobie devient «savante».

«Fiction». L’islamophobie savante distribue le monde en blanc et noir. D’un côté, il y aurait l’esprit européen, né d’un «accord précoce»entre la foi chrétienne et la raison grecque et dont l’histoire n’aurait été qu’une longue aspiration vers la science, la modernité et le libre examen du monde – comme si les écoles de philosophie d’Athènes n’avaient pas été fermées par l’empereur chrétien Justinien, comme si l’Eglise du XIIIe siècle n’avait pas interdit la lecture d’Aristote, comme si Galilée n’avait pas dû se rétracter devant l’Inquisition. «L’Occident de Gouguenheim est une fiction historiographique […], son Moyen Age « occidental » est trop homogène, trop apaisé, trop unanimement voué à la recherche de ses « racines grecques » pour être vrai»,écrit Luca Bianchi.

Fiction où le monde arabo-musulman est lui aussi caricaturé, cette fois en refus du logos, désir d’irrationnel, tentation obscurantiste. Mais n’est-ce pas Saint-Thomas d’Aquin qui affirmait au contraire que la raison était le seul terrain de discussion possible avec les Arabes ? Dans un article particulièrement éclairant, Djamel Kouloughli met en parallèle les considérations linguistiques qui sont au fondement du raisonnement de Gouguenheim et celles du philosophe Ernest Renan. Le premier écrit par exemple, à propos de la famille des langues sémitiques à laquelle l’arabe appartient : «Le sens jaillit à l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leurs résonnances, alors que, dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de la structure grammaticale. Cette distinction s’avérera essentielle pour la philosophie.» Un siècle et demi plus tôt, le philosophe français disait déjà : «On peut dire que les langues aryennes comparées aux langues sémitiques sont les langues de l’abstraction et de la métaphysique comparées à celles du réalisme et de la sensualité.» Chez Gouguenheim comme chez Renan, note Kouloughli, «le vieux paradigme opposant les « peuples aryens » (indo-européens) aux « peuples sémitiques »» conduit toujours «à constater tout à la fois leurs irréductibles différences et la supériorité des premiers sur les seconds».

Hier comme aujourd’hui, l’orientalisme est d’abord un discours que l’Occident se tient sur lui-même. La démonstration de Gouguenheim, remarque Alain de Libera, repose sur «la mise en synonymie» de la Latinité, de la Chrétienté médiévale et de la société occidentale moderne. Assimilation massive, qui non seulement occulte la part non grecque de l’histoire européenne, c’est-à-dire la part musulmane, mais aussi juive, mais surtout, à force de généralités, ôte toute pertinence à l’idée même de «racines», sauf pour qui croit au «nous» (au sens du titre :les Grecs, les Arabes et nous) comme «totem identitaire».

«Commun». Même constat de Philippe Büttgen, qui établit un parallèle entre le christianisme tel qu’en parle Gouguenheim et le discours de Benoît XVI à Ratisbonne. Partisan d’un christianisme antimoderne mais rationnel, le pape se sert de l’islam comme contre-modèle du «grand logos chrétien». Son universalisme «ne se soutient que d’une exception, l’exception musulmane, qui nourrit de l’intérieur la nouvelle catholicité». Et, au passage, le constat d’«un trait d’époque» : là où, depuis Durkheim, le discours rationnel interprétait les religions «à partir d’un commun anthropologique», celles-ci sont désormais perçues à travers le prisme de leurs confrontations doctrinales. Là encore, il s’agit de distinguer, de séparer, de hiérarchiser. De jouer, en somme, une civilisation contre une autre.

Et, de fait, cette idée des civilisations – de leur permanence, de leur essence – est la clé de voûte de l’édifice de Gouguenheim. Citant Fernand Braudel, celui-ci se proposait de mettre au jour leurs«tendances […] les plus essentielles». Derrière Aristote au Mont-Saint-Michel se profilerait donc l’ombre du grand historien français, dont la définition du concept de civilisation a, pour Blaise Dufal, «un fort accent essentialiste». Il faut «abandonner la civilisation», écrit-il, et, dans la foulée, «se débarrasser de la problématique des origines qui instaurent une finalité construisant chaque situation socio-historique comme un aboutissement nécessaire et inéluctable». Le rappel que Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy, s’était placé sous le patronage de Braudel pour justifier le discours de Dakar sur «l’homme africain» assoit définitivement le diagnostic. Oui, toute histoire est un acte politique.

Vient aussi de paraître : Sylvain Gouguenheim, Regards sur le Moyen Age, Tallandier, 408 pp., 21 €.

Compte rendu paru dans L’Histoire, numéro de novembre 2009

Les Grecs1Les Grecs2

Compte rendu paru dans Les lettres françaises, supplément de L’Humanité, le 7 novembre 2009

L’islamophobie savante devra retourner à l’école

Fallait-il répliquer aux billevesées que Sylvain Gouguenheim a rassemblées dans Aristote au Mont-Saint-Michel par cette copieuse Enquête sur l’islamophobie savante, un monument de science sérieuse, de références savantes et d’intelligence historique ? Oui, oui, il le fallait, pour deux raisons au moins, la première, pour procéder à un éreintement, une « critique anéantissante », comme disait Walter Benjamin, des thèses de l’islamophobie savante, et la seconde, pour débusquer, à l’origine de la version vulgaire que nous en donne l’ouvrage du frère Ignorantin, une version académique et autorisée qui remonte à loin.

Sur le premier point, la victoire est totale, il ne reste rien des thèses aventureuses, des références approximatives, de la construction intellectuelle d’une Europe qui ne serait que grecque et que chrétienne. Cette Europe sans Arabes, sans musulmans, ni juifs, est une vue d’un esprit malvoyant. Le livre de Gouguenheim est incontestablement un livre de propagande, un livre qui apporte des justifications à ceux qui veulent définir qui a le droit ou pas de se dire européen et légitimer le colmatage des brèches de la forteresse Schengen. Il est aussi une justification de cette guerre juste menée par les tenants de la raison contre les majânîns (les « fous ») du monde entier. Et, comme le note très finement Jean-Christophe Attias, le livre, tout en ignorant curieusement les juifs, adhère profondément à une opposition entre « une tradition judéo-chrétienne » et le monde musulman :

« Cette adhésion n’a de motif (…) que politique et conjoncturel : l’État d’Israël, croient-ils (qui parle ???), ne peut trouver sa justification dernière, aux yeux des nations occidentales, que comme rempart ultime et vital, face à la “barbarie” islamique, de cette fameuse “tradition judéo-chrétienne” et de ses valeurs, lesquelles incluent d’ailleurs bizarrement la laïcité. » (p. 219.)

Mais, s’il ne s’agissait que de dissuader un savant du dimanche de s’attaquer à des questions dont il ignore presque tout, le bénéfice serait faible. Le livre fait d’une pierre deux coups, ou « d’une pierre deux oiseaux » pour parler comme les Arabes, ou même d’une pierre toute une volée d’oiseaux, des petits, des moyens et des gros. Le livre de S. Gouguenheim ne fait que populariser des réflexions qu’on a lues chez Rémi Brague, personnage fort puissant dans les milieux académiques et qui est réputé pour sa franchise brutale : « À mon sens, il vaut mieux parler avec les musulmans du prix du pétrole et de l’urbanisme des banlieues que d’Abraham. » Brague reprenant les mêmes jugements sans démonstration qu’on trouvait chez Renan, où ils semblaient, au moins, étayés par la philologie sémitique. La langue arabe avec ses racines trilitères, calmes blocs de sens ici-bas chus, serait impropre au raisonnement mais adaptée aux révélations religieuses. La langue n’étant d’ailleurs, pour Renan, que l’expression lisible des constantes de la « race », notion épistémologiquement mal assurée s’il en fut. « La race sémitique ne se reconnaît presque exclusivement qu’à des caractères négatifs : elle n’a ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni art plastique, ni vie civile… L’unité et la simplicité qui caractérisent la race sémitique se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. » (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1863.)

Cette « islamophobie savante » (le terme fut forgé par le peintre orientaliste Étienne Nasreddine Dinet, dans son livre l’Orient vu de l’Occident (1922), qu’un éditeur serait bien avisé de rééditer) repose sur la thèse que l’islam crée de la coupure. C’est la position défendue par Henri Pirenne, qui en a donné le paradigme dans Mahomet et Charlemagne. La thèse inverse, l’islam crée du lien entre les cultures sans les abraser, a été soutenue de façon tout à fait convaincante par des auteurs comme Maurice Lombard, Marshall G. S. Hodgson, ou plus récemment par Jack Goody ou Richard W. Bulliet, sans pour autant s’imposer. Ce recueil, où l’on notera les contributions particulièrement remarquables d’Irène Rosier-Catach (qui montre avec beaucoup d’esprit que le « coup » de Gouguenheim aurait porté dans le vide sans une utilisation habile et massive de la Toile), de Djamel Kouloughli (auteur d’un excellent « Que sais-je », l’Arabe, la langue bien sûr), de Marwan Rashed, qui nous persuade de l’indéniable supériorité que donne la connaissance du grec et de l’arabe  quand on veut parler des rapports du monde grec et du monde arabe, et bien sûr d’Alain de Libera, est assurément de ceux qui acquiescent à la thèse du lien. Le lecteur abandonne tout réjoui ce gros livre passionnant en regrettant qu’il soit déjà fini, il peut éprouver aussi une légère appréhension en le fermant : est-il tout à fait exact de laisser entendre, par défaut, que l’islam prend tout son intérêt et tout son relief dans un dispositif méditerranéen ? L’islam a-t-il vraiment besoin d’échanges épistoliers (Averroès-saint Thomas d’Aquin, Renan-Al Afghânî), a-t-il besoin d’être une médiation de nous-mêmes avec nous-mêmes pour exister ? Le lien qu’il crée est-il ordonné à un autre lien qui assigne à l’islam le rôle de toujours dialoguer avec l’Europe ?

Jean-François Poirier

Compte rendu paru dans Politis, le 21 janvier 2010

Politis Les Grecs0001Politis Les Grecs0002

Compte rendu paru dans Le Monde daté du 2 octobre 2009

« Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante » : comment l’islam a transmis des savoirs antiques à l’Occident

La science n’est pas l’opinion. Le raisonnement et la démonstration scientifiques obéissent à des règles et à des procédures. Et lorsqu’en 2008, Sylvain Gouguenheim, un historien spécialiste de l’Allemagne médiévale, publiait un ouvrage intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Seuil), dans lequel il affirmait que le monde arabo-musulman avait joué un rôle mineur dans la transmission du savoir grec vers l’Occident chrétien, de nombreux universitaires, dont des spécialistes reconnus des questions pour lesquelles Sylvain Gouguenheim disait vouloir faire oeuvre de vulgarisation, réagirent avec vigueur. Ils dénoncèrent tout autant les erreurs contenues dans l’ouvrage, et l’absence de preuves, que l’insistance de son auteur à vouloir relire l’histoire de la philosophie médiévale en reniant l’apport de l’Islam. Ce faisant, le médiéviste travestissait une opinion en savoir scientifique.

Optique post-coloniale

Les auteurs de Les Grecs, les Arabes et nous ont perçu dans le succès public du livre de Gouguenheim, et dans le bon accueil qui lui fut en général réservé par la presse, le symptôme d’une « islamophobie savante », à travers laquelle des propos hostiles à l’islam sont exprimés par des auteurs qui ont beau jeu, ensuite, de nier toute volonté polémique. C’est dans une optique post-coloniale qu’ils relisent ces événements récents, dans un contexte intellectuel influencé par ce qu’ils nomment une « philosophie de l’histoire sarkozyste », et par les prises de position de Benoît XVI, en particulier lors du discours de Ratisbonne (2006) : en y faisant allusion à une violence intrinsèque de l’islam, le pape avait semblé vouloir renouer avec une théologie de la « controverse ».

Tous ceux qui ont appelé de leurs voeux, lors de « l’affaire Gouguenheim », un vrai débat scientifique, se réjouiront de disposer d’une synthèse claire sur l’état des connaissances. Les spécialistes, s’appuyant sur des sources et des études nombreuses, montrent comment la philosophie médiévale et la science moderne se sont progressivement bâties grâce à des héritages grecs et arabes, comme juifs et latins. Ils rappellent aussi combien il est erroné de vouloir considérer les religions comme des «  »essences » homogènes et atemporelles », plutôt que comme des réalités historiques évoluant sans cesse et s’influençant les unes les autres. L’oeuvre de traduction du monde arabo-musulman au Moyen Age a été fondamentale, soulignent encore les auteurs, et elle a favorisé la circulation des textes antiques. Enfin, on sait aujourd’hui que toute pensée peut être formulée par n’importe quelle langue : contrairement à ce que voudrait faire croire une vision dépassée de la linguistique, l’opération de traduction du grec, langue indo-européenne, vers l’arabe, langue sémitique, n’a été limitée par aucune incapacité linguistique.

Mais au-delà même de ces questions circonstanciées, l’ouvrage propose des grilles d’analyse pertinentes pour comprendre les rapports actuels entre querelles idéologiques et production de savoirs scientifiques. L’évolution des supports de l’information a modifié de manière cruciale le statut de la preuve comme celui de l’expert. A lire les auteurs, si cette affaire, qui aurait pu rester confinée au monde académique, a trouvé tant d’écho dans l’espace public, c’est non seulement à cause du rôle joué par Internet, mais aussi parce que la thèse d’Aristote au Mont-Saint-Michel s’appuyait en partie sur une rhétorique de la « révélation » : l’auteur laissait entendre que les universitaires s’appliquaient à cacher la vérité sur l’oeuvre de traduction latine des textes grecs, alors même que celle-ci était analysée dans tous les ouvrages consacrés au sujet.

Certes, le discours de l’historien est toujours « situé ». Mais c’est de la capacité de celui-ci à assumer son positionnement méthodologique et historiographique, comme de sa faculté à produire les preuves à l’appui de son propos que dépend la fiabilité du travail scientifique. Deux conditions parfaitement remplies par cet ouvrage.


LES GRECS, LES ARABES ET NOUS. ENQUÊTE SUR L’ISLAMOPHOBIE SAVANTE sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach. Fayard, « Ouvertures », 374 p., 24 €.

Imprimer cette page Envoyez à un ami