« Et si Moïse était une femme ? » (LePoint.fr, 1er juin 2015)
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Jean-Christophe Attias, auteur de "Moïse fragile"par Catherine Golliau

Et si le Charlton Heston de la Bible n’était pas celui que l’on croyait ? Et si son judaïsme n’était pas celui que l’on défend aujourd’hui, de Tel-Aviv à New York ? Moïse, un destin : abandonné bébé dans une nacelle sur le Nil, sauvé par sa jeune soeur qui le confie à la fille de Pharaon, un prince meurtrier, qui fuit la loi de son pays pour devenir berger en exil. Un rebelle qui convainc les Hébreux de fuir l’esclavage en Égypte pour rejoindre la Terre promise. Un homme qui reçoit en main propre les Lois de Dieu et discute plusieurs fois avec lui en tête-à-tête, mais qui doit laisser à un autre le droit d’entrer sur la terre tant espérée. En pleine santé, il meurt dans le désert, au bout de quarante ans d’errance. Où fut-il enterré ? Nul ne le sait. Moïse ou l’effacement. Moïse ou le contresens ? Il y a quelques décennies déjà que les esprits critiques ont osé contredire la tradition qui lui attribuait la rédaction des cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque. De styles différents, ces livres racontent sa mort : Moïse ne fut donc pas écrivain.

Il ne fut pas non plus le héros taillé dans le marbre sculpté par la légende, de Michel-Ange à Cecil B. DeMille. Mais une femme ? Jean-Christophe Attias, l’homme de gauche, historien de la pensée juive médiévale et militant du judaïsme libéral, serait-il trop influencé par la théorie du genre ? Peut-être, mais il est surtout un lecteur patient, de la Torah comme du Talmud. Un érudit à la plume déliée qui nous propose dans cette « biographie » de l’un des plus grands mythes de l’humanité une leçon de lecture, celle des mots et surtout des silences. En effet, c’est dans les vides que se révèle le mieux la vie de celui qui inventa, dit-on, le judaïsme.

Et que découvre-t-on donc ? Un Moïse qui peine à savoir qui il est, orphelin entre deux mondes, surclassé déclassé. Un converti, qui découvre tardivement son identité et dont c’est la femme, une étrangère, qui fera circoncire ses fils pour satisfaire Dieu. Un Moïse bègue, qui refuse la mission qu’on lui confie parce qu’il ne sait pas parler. Et qui, dans le désert, se fait aider de son frère pour haranguer la foule. Un Moïse qui commet (ou à qui l’on fait commettre) d’étonnants lapsus, comme ce jour où, excédé par les gémissements de son peuple ingrat, il déclare à Dieu : « Pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux, et m’as-tu imposé le fardeau de tout ce peuple ? Est-ce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises : Porte-le dans ton sein, comme le nourricier porte le nourrisson. »

Un Moïse post-moderne

Moïse, mère porteuse ? « Associé à la maternité, cet affleurement du féminin est accès de faiblesse, analyse Jean-Christophe Attias. C’est quand Dieu le fait mère, et quand sa force le quitte que Moïse devient femme. » Le prophète utilise plus d’une fois le féminin pour parler de lui. Le prophète qui fascina tant Sigmund Freud semble avoir accepté sa part de féminité mieux que beaucoup d’hommes d’aujourd’hui. Mais cette double nature revendiquée se révèle une force formidable, car elle convainc Dieu : Moïse ne sera dorénavant plus seul pour porter à bout de bras le peuple hébreu en exil, mais partagera la tâche avec un collège de soixante-dix anciens. Péripétie d’un exode, dira-t-on. Certes, mais significative : Moïse se sait fragile et l’assume. Coléreux, indécis, inquiet, angoissé, certes. Mais courageux et finalement bien dans sa tête.

Bien plus qu’Abraham, le macho qui prostitue sa femme et engrosse sa bonne avant de la chasser avec son enfant, l’Égyptien converti à la loi d’Israël est « humain ». Et finalement assez sympathique pour qui préfère la psychologie fine à l’esprit de péplum. Demeure la question : quel est vraiment l’homme que décrit Jean-Christophe Attias ? Le porteur du Décalogue ou un prophète rêvé, annonciateur d’un judaïsme de l’errance et de l’inachèvement, judaïsme de l’exil, contre un judaïsme guerrier et dominateur, associé à la terre ? Comme par hasard, c’est ce judaïsme de l’entre-deux, cosmopolite et ouvert, que le compagnon de vie d’Esther Benbassa, sénatrice écologiste et porte-parole des droits des immigrés, défend à la ville. Ce Moïse-là, ne serait-ce pas un peu lui-même ? Serait-il en train de participer à la construction d’une autre légende, celle d’un Moïse post-moderne, adapté à nos interrogations d’aujourd’hui ? Ouvrir les portes et poser des points d’interrogation, telle est aussi la force de ce livre brillant, décidément aussi original que dérangeant.

Moïse fragile, de Jean-Christophe Attias, Alma Editeur, 22 euros.

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