« Moïse et Jude, des hommes, rien que des hommes », recension de « Moïse fragile » par Pierre Assouline dans « La République des livres » (24/04/15)
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logo[2]« …s’il a d’ailleurs jamais existé…  si Moïse il y eut jamais…». On trouve ces phrases dans Moïse fragile (276 pages, 22 euros, Alma).  « …peut-être… pourquoi pas… » figurent dans Vie de Jude, frère de Jésus (386 pages, 22,90 euros, Albin Michel). N’y voyez ni excès de prudence, ni principe de précaution, ni facilité rhétorique, ni stratégie pour ratisser au plus large vers un public que la foi a déserté si elle l’a jamais habité. C’est simplement que Jean-Christophe Attias et Françoise Chandernagor, chacun avec les moyens qui lui sont propres, ont avancé dans l’inconnu avec des repères éblouissants.

L’un et l’autre font leur miel d’une tradition historico-critique de l’exégèse biblique qui remonte au XVIIème et n’a jamais cessé, avec des pics de scandale comme en 1863 avec la parution de la Vie de Jésus de Renan, même si elle est devenue beaucoup plus sereine. Leurs livres peuvent être lus aussi comme deux tentatives de renouveler la biographie, genre qui s’épuise lorsque le domaine est profane et se perd le plus souvent en hagiographie lorsque domine le sacré.

Que beau titre que Moïse fragile ! Il déjà l’essentiel du projet de l’auteur, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne). Mais qu’on ne s’y trompe pas : son livre est tout sauf universitaire. Tout en s’appuyant sur une érudition très sûre, et un commerce éprouvé avec les Ecritures, il s’autorise une liberté de plume, de réflexion et d’analyse réjouissantes, d’autant qu’elles ne sont pas la norme dans ce monde-là. Tout y est ambivalent, nul n’en sort irréprochable. Toutes les références au texte y sont mais l’air de rien, avec une touche de légèreté.

Des croyants le jugeront trop ironiques, des historiens s’offusqueront de la méthode, et c’est tant mieux. Son récit de cette vie-là est d’une telle fluidité qu’on ne sent même pas le lumineux essai qui s’insinue dans les interstices ; des moments de grâce poétique y côtoient des analyses linguistiques de haut niveau ; son écriture est si ailée qu’on lui pardonne un instant d’égarement, quand page 111, son héros est dans l’obligation de « gérer » la tension… « Son » Moïse, car c’est bien du sien qu’il s’agit, tel qu’il l’a vu et reconnu, après avoir tout lu outre le texte scripturaire, le De Vita Mosis de Philon d’Alexandrie, la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse jusqu’à L’Inquiétante étrangeté de Freud et le livret du Moïse et Aaron de Schoenberg, son Moïse donc nous est présenté comme une figure paternelle mais pas comme un père.

Un maître plutôt. Un maître un peu kitsch à cause de Michel-Ange et de Cecil B. de Mille. On en a retenu la nuque puissante et les larges épaules, la colère et la force, de quoi exprimer la domination. Son corps en témoigne : c’est un prophète musclé, né circoncis, déjà porteur du signe de l’Alliance. Pas un Dieu mais un homme de Dieu. L’humilité est sa plus grande vertu, chose d’autant plus remarquable qu’il est seul à mouvoir s’enorgueillir d’un face-à-face avec l’Eternel. Son parcours rappelle que, si grand que puisse être le maître d’un peuple, il n’en est pas moins le serviteur de son Dieu. Fils de l’Egyptienne, né dans un trouble identitaire, issu d’une ambiguïté généalogique, il tire sa force de cet handicap et universalise son message à mesure qu’il s’enracine dans sa communauté.

Chef, guide, libérateur, législateur, intercesseur, il est tout sauf parfait ; d’ailleurs, il est bègue, ce qui ne sied guère aux prophètes, d’ordinaire plus assurés ; or celui-ci balbutie la Torah que l’Eternel lui a confiée au Sinaï pour la transmettre à son peuple. Il a parfois des réactions de mère fatiguée par son peuple ; d’ailleurs, par deux fois, la Torah parle de lui au féminin, Le renoncement le taraude, l’incertitude le hante, les contradictions le rongent et pourtant, il avance. En homme, éventuellement en mensch, jamais en surhomme ni même en héros au sens grec du terme  (demi dieu ) ou fils de Dieu comme Jésus.

Lorsqu’il ne comprend pas, l’auteur reconnaît qu’il bute et cherche la lumière. Comme dans les fameux trois versets de terreur et de ténèbres (Exode 4, 24-26) où l’Eternel voue son prophète à la mort, celui-là même qu’il avait chargé de conduire son peuple hors d’Egypte. Premier à recevoir, Moïse est le premier à transmettre. Il est le maillon qui commence la chaine. Ayant reçu Torah du Sinaï, il la transmit non à l’un de ses fils mais à Josué lequel la transmit à son tour aux Anciens, ceux-ci aux Prophètes et les ceux-ci aux gens de la Grande Assemblée. Réception, célébration, transmission.

La tradition juive n’a pas seulement donné au monde la semaine, invention qui règle le temps, mais cette cadence en trois temps qui domine les âmes. Fortement influencé par le judaïsme rabbinique, Jean-Christophe Attias articule l’héritage de Moïse sur le prisme de la double Loi, écrite et orale, autrement dit la lettre et l’esprit. Il en fait un modèle et un guide pour un judaïsme qui ne soit pas celui du combat, de la Terre et du sang mais celui « de l’esprit, de l’errance et de l’inachèvement ». Au risque de l’échec puisque Moïse a échoué.

Pauvre pécheur, il est mort dans un baiser divin à l’âge de cent-vingt ans. On dit qu’une nuée s’est posée sur lui et l’a enlevé. Pas de restes, pas de sépulture, pas de pèlerinage. Tant mieux car cela oblige à aller à l’essentiel au lieu de se perdre dans le folklore. Mais quelle trace…. Jusqu’au soufisme qui voit en lui un maître d’initiation à la Voie. Sa leçon ? Une école de gai savoir. On en parle encore longtemps après cette éclipse, c’est dire. Il avait tout vu et tout prévu ; sa mission n’en était pas moins inachevée puisqu’il ne vécut pas assez pour voir son peuple entrer en Terre promise après quarante ans d’errance. Grâces soient rendues à Jean-Christophe Attias d’avoir rendu ce génie à son humaine condition en dé-voilant son rayonnement. « Quant à Dieu, qui n’existe pas, je suis encore assez déraisonnable pour espérer en sa miséricorde » écrit-il. Et on se prend à rêver d’un « Mahomet fragile » qui n’a pas encore trouvé son écrivain…

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