Penser le judaïsme: recensions et interviews
Partager

8 janvier 2010, Livres Hebdo

LivresHebdo0003LivresHebdo0001LivresHebdo0002

21 janvier 2010, Témoignage chrétien

TC

Février 2010, Cahiers Bernard-Lazare

Lazare1

Lazare2

9 et 11 février 2010, Judaïcannes

Jean-Christophe Attias est interviewé, à l’occasion de la parution de l’ouvrage, par Josy Amsellem sur Judaïcannes, émission de radio du Consistoire israélite de Cannes. Réalisation : Alexandre Rozenberg. Diffusé le mardi 9 Février 2010 à 18 h 30 et le jeudi 11 février 2010 à 12h sur le 89.3 niçois. Lien vers le site de l’émission.

17 février 2010, Radio Communauté Juive

Jean-Christophe Attias est l’invité du journal de la mi-journée présenté par Shlomo Malka sur RCJ à 12h30. Lien vers le site de la radio.

19 février 2010, Ouest France

OuestFrance

22 février 2010, L’Agitateur d’idées

Interview de Jean-Christophe Attias, historien du judaïsme

«Israël est un Etat, rien de plus, rien de moins.»

Directeur d’études à la Section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, Jean-Christophe Attias est l’un de nos plus fins connaisseurs du judaïsme. Ce titulaire de la chaire de pensée juive médiévale montre aussi qu’il reste attentif au monde contemporain et à ce judaïsme abusivement interprété au travers du conflit au Proche-Orient. Dans Penser le judaïsme (1), ce savant qui s’exprime librement et simplement a réuni des études qui montrent comment cette pensée religieuse croise le christianisme et l’islam et appartient donc à un héritage commun. Entretien

Les études juives seraient-elles donc une affaire juive ? C’est la première phrase de votre livre. Qu’avez-vous souhaité rappeler au travers de cette question et des études réunies dans ce livre ?

Les études juives ne sont « juives » qu’en tant qu’elles ont le judaïsme pour objet. Elles n’ont rien en elles-mêmes d’essentiellement juif. Elles ont même pour principale vertu d’affranchir le judaïsme du ghetto culturel où, par commodité, par ignorance ou par goût de l’exotisme, on voudrait l’enfermer. Je ne dis pas qu’elles ne cèdent jamais à la facilité apologétique. Elles sont bien sûr tributaires de leur histoire et de leur sociologie, comparables, d’ailleurs, à celles de toutes les études dites « minoritaires ». Ce sont majoritairement des Juifs qui s’y adonnent, ce qui ne saurait étonner. Proximité de départ avec l’objet, volonté d’affirmer la dignité d’un héritage et d’intégrer son étude à la sphère universelle de la science légitime, suffisent à l’expliquer. Ces savants juifs ne sont ni plus ni moins que d’autres soumis aux déterminations de leur biographie ou du contexte socio-historique où ils inscrivent leur travail. Leurs études n’en restent pas moins placées sous le signe d’une distance critique assumée. Elles emploient les méthodes ordinaires des sciences humaines et sociales. Elles ont l’ambition de tirer les leçons générales de l’exploration de faits de culture particuliers et de toucher un public, juif ou non, aussi large et varié que possible.

Vous soulignez à plusieurs reprises que le judaïsme est une « pensée complexe ». En quoi est-elle susceptible de nous faire saisir notre monde lui aussi complexe ?

Une culture portée par une population partout minoritaire, fragile, et dispersée aux quatre vents, une culture qui s’est développée sur deux bons millénaires, qui a été en contact avec maintes civilisations et en concurrence avec des systèmes religieux tout puissants (notamment le christianisme et l’islam) qui lui sont apparentés et en même temps prétendent la dépasser ou l’« accomplir », une telle culture, parce qu’elle est vivante, périodiquement contrainte de se redéfinir et de réaffirmer sa légitimité, une telle culture, oui, est « complexe ». Parcouru de conflits internes, divers, contradictoire, le judaïsme, loin de l’image monolithique et figée qu’on en a, se révèle historiquement à la fois toujours soucieux de maintenir sa différence et inlassablement curieux de la culture de l’Autre. Les frontières qu’il dessine, au fond, il ne cesse pas de les transgresser. Il est lui-même une culture de la frontière. Or cette complexité-là n’est pas sans évoquer celle de l’univers « mondialisé » où nous vivons. Elle l’a peut-être, en un sens, anticipée.

Vous revenez sur le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, et sur la polémique qu’il a suscitée. En quoi vous semble-t-il partial dans sa vision de la transmission du savoir grec dans l’Europe chrétienne médiévale ?

Le cas Gouguenheim illustre bien l’erreur, trop souvent partagée, d’une espèce de relégation de la culture juive aux marges de la civilisation. Si Gouguenheim avait pensé au judaïsme et l’avait intégré à son tableau des relations entre Europe « chrétienne » et Orient « musulman », ce tableau en aurait été bouleversé. Gouguenheim ne dit pas un mot des Juifs médiévaux, parce que ces Juifs sont à la fois des Européens et des Orientaux, qu’ils ont noué des liens complexes aussi bien avec le christianisme qu’avec l’islam, qu’ils ont été des passeurs culturels, y compris des transmetteurs à l’Occident latin de toute une part du savoir gréco-arabe, qu’ils ont été partie prenante des deux « mondes », et que leur simple existence, aussi faible soit-elle numériquement, suffit à réfuter sa thèse simpliste de deux univers étanches et foncièrement étrangers l’un à l’autre.

Le judaïsme est aujourd’hui souvent présenté dans ses liens avec l’État d’Israël. Cette réduction religieuse et culturelle constitue-t-elle pour vous un danger ?

C’est en effet oublier que le judaïsme a été d’abord et qu’il est encore largement une réalité diasporique. Pendant des siècles, il s’est imaginé et construit dans la dispersion, sans structure étatique autonome, et comme culture minoritaire, dans un contact constant, à la fois intime et ambivalent, avec l’Autre non juif. Si beaucoup de Juifs de la diaspora se définissent aujourd’hui de manière privilégiée par un attachement viscéral à un Etat où, pourtant, pour la plupart, ils ne songent nullement à émigrer, c’est parce que leur judaïsme, comme religion et comme culture, a perdu beaucoup de sa substance. Ils le pratiquent moins, le connaissent peu, les traditions familiales elles-mêmes s’effritent. Alors Israël fonctionne comme une béquille identitaire.

Peut-on « penser le judaïsme » sans « penser Israël » ?

La création d’Israël est un événement majeur du point de vue même de la définition de la condition juive. Penser le judaïsme aujourd’hui impose de penser aussi Israël. Mais penser Israël dans le judaïsme. Comme un moment capital, mais comme un moment seulement d’une histoire qui l’englobe, le dépasse et ne s’y réduit d’aucune façon. Israël n’est pas et ne doit pas être conçu comme la fin de l’histoire juive, comme son aboutissement, ni même – et je dirais encore moins – comme l’accomplissement des antiques espérances juives. Notre avenir est encore devant nous. Et Israël est un Etat, rien de plus, rien de moins. L’investir d’une signification religieuse absolue, c’est le condamner au pire, à savoir à ne jamais se normaliser.

Le judaïsme est-il menacé par le conflit au Proche-Orient ?

Oui, sans doute, parce que ce conflit tend à réduire le judaïsme de certains Juifs à une forme inquiétante de chauvinisme juif. Parce qu’il entretient une angoisse de nature à engendrer des comportements extrêmes ou irrationnels. Parce qu’il alimente chez beaucoup un type de fièvre messianico-politique dont l’histoire juive a montré qu’elle débouchait ordinairement sur des catastrophes. La paix, si elle vient jamais, obligera à repenser et Israël, et le sionisme, et le judaïsme. Ce ne sera pas facile, mais autrement plus fécond que ce que nous vivons aujourd’hui.

Quel est le poids de l’histoire, et notamment celui de la Shoah, dans la manière d’aborder, de comprendre et de penser le judaïsme pour ceux qui ne sont pas juifs ?

Ce poids – celui du deuil et celui de la culpabilité – est énorme. Et pas seulement pour les non-Juifs. Il l’est aussi évidemment pour les Juifs. Il est impossible – et il serait parfaitement illégitime – d’en faire fi. Ce n’est pas seulement six millions de Juifs que le génocide a fait disparaître, c’est en même temps à tout un univers de culture, à une langue (le yiddish), à des modes de vie qu’il a porté un coup fatal. Mais pour ces raisons-là mêmes, un devoir nous est créé de rappeler et de restituer la richesse culturelle de ce monde anéanti, sans faire de la mémoire de l’anéantissement lui-même une nouvelle « religion ». Avant la persécution et la mort, et après elles, le judaïsme a été – et doit demeurer – une force de vie et de création. Oublier cela, cette dimension foncièrement positive du judaïsme, serait comme condamner les morts à une seconde mort.

Les chrétiens devraient-ils mieux connaître le Talmud ?

Pourquoi seulement les chrétiens ? Pourquoi pas tous les autres, athées compris ? Et pourquoi seulement le Talmud ? N’enfermons pas le judaïsme dans une définition « talmudique » ou étroitement religieuse. Il est tout cela et beaucoup plus que cela. Nous avons tous, qui que nous soyons, beaucoup à en apprendre. C’est précisément ce que mon livre essaie de montrer…


Propos recueillis par Laurent LEMIRE

(1) Penser le judaïsme de Jean-Christophe Attias, CNRS éditions, 340 p., 25 €.

Pour relire cet entretien sur www.agitateur-idees.fr et éventuellement poster un commentaire, cliquer ici.

Février 2010, La Presse nouvelle (Magazine progressiste juif)

Naie

2 mars 2010, Fréquence protestante

Jean-Christophe Attias est l’invité de Jacques Fischer, à l’émission « Midi-Magazine », de 12h05 à 13h.

4 mars 2010, Politis

PolitisPenser0001

PolitisPenser0002

Mars 2010, SDIC-Information

SDIC

Mars 2010, SciencesHumaines.com

Quand un spécialiste du judaïsme entreprend de collecter dans un livre les réflexions, articles et notes de plus de vingt ans de carrière, on obtient une sorte de carnet de voyage dans la pensée juive. L’auteur jongle entre ses positions d’érudit, de chercheur et – au miroir de son identité juive – d’objet de recherche. Cela tient par moment du one man show, mais l’ouvrage fournit aussi une belle entrée en matière à l’histoire du judaïsme et à sa philosophie.

Laurent Testot

24 mars 2010, Nonfiction.fr

Le judaïsme : entre culture et religion

 

Résumé : Un livre qui témoigne d’une grande érudition, mise au service de réflexions actuelles.

Penser le judaïsme est un ouvrage des Éditions du CNRS et publié dans sa collection  » Religion  » : le lecteur athée qui ne s’intéresse pas particulièrement à l’histoire des religions pourra par moment se sentir un peu égaré en découvrant de nombreux commentaires portant sur des textes sacrés ou encore sur les principales exégèses rabbiniques. L’articulation de l’ouvrage, son introduction ( » Penser le judaïsme, penser au judaïsme « ) ¬ et son dernier chapitre ( » Comment nous ne sommes plus juifs « ) donnent cependant une grande cohérence à l’entreprise et justifient pleinement la publication sous forme de livre d’articles parus sur une période de 20 ans, entre 1986 et 2005.

Le judaïsme comme culture

Pour l’auteur, le défi auquel le judaïsme est confronté est avant tout culturel. Évoquant la situation actuelle des Juifs de la diaspora, Jean-Christophe Attias pose la question en ces termes :  » Serons-nous, oui ou non, en mesure d’offrir aux générations montantes une culture juive diasporique riche et vivante, aussi éloignée du fondamentalisme sec et de la philosophie du repli des retours contemporains au religieux que de l’israélophilie romantique ou du  » néo-sionisme  » en vogue dont les principales expressions sont les vacances à Eilat ou Natania, d’une part, et le soutien exalté et sans discernement d’un pays qu’on connaît peu et d’une politique qu’on ne veut pas voir pour ce qu’elle est, d’autre part ?1 « . Le nombre de sous-entendus que recèle cette question explique sans doute qu’on n’en saisisse bien le sens qu’à la deuxième lecture. Le rapport à Israël s’y trouve par exemple interrogé, et l’auteur ne fait pas mystère à cet égard de l’importance de ses critiques à l’encontre d’un pays qui a souvent fait le choix de combattre le terrorisme par la terreur (Liban 2006, Gaza 2008/2009). En parlant de culture  » vivante, Jean-Christophe Attias établit en outre une opposition implicite avec le souvenir de la Shoah, dont la mémoire est selon lui  » exacerbée  » 2.
Présenter le judaïsme en tant que culture plus que religion, tout en montrant l’importance des textes : tel est le projet ambitieux auquel Attias s’attelle depuis deux décennies ; projet d’autant plus ambitieux que l’auteur, directeur d’études à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, se présente à la fois comme savant, juif non-croyant et citoyen engagé. Titulaire d’une prestigieuse chaire de pensée juive médiévale, Jean-Christophe Attias est d’abord un érudit, avec ce que ce terme implique de sérieux. L’index des  » références scripturaires et rabbiniques « , habilement détaché de l’index des noms, permet de considérer ce volume d’un peu plus de trois cents pages comme une encyclopédie de poche. Cette érudition peut toutefois gêner la fluidité de la lecture pour le novice.

Les quinze chapitres de cette petite somme sont répartis en quatre sections : les  » Territoires « , permettant d’aborder un judaïsme  » hanté par l’exil et la dispersion « , les  » Textes « , dont on sait la valeur centrale pour une religion du Livre qui privilégie lectures et relectures, les  » Frontières « , qui posent les jalons du rapport si essentiel à l’Autre, et enfin les  » Silences « , qui évoquent les modes de relation à cet Autre, qu’il s’agisse des musulmans, des chrétiens ou de gentils en général.

Entre textes religieux et réflexions sur le judaïsme contemporain

Dans une démarche opposée à celle de Stéphane Encel qui, dans Les Hébreux 3, s’intéressait au judaïsme à partir de ce que la Bible peut nous apprendre de l’histoire de ce peuple, Jean-Christophe Attias tient à présenter un judaïsme moderne, dont l’étude est directement ancrée à des problématiques contemporaines. Ainsi, au détour d’un chapitre consacré aux Karaïtes, adeptes d’un judaïsme sans talmud qui connut un âge d’or il y a plus de mille ans, et dont Attias aborde l’histoire jusqu’à aujourd’hui, on trouvera à la fois l’adresse du site des derniers représentants de cette communauté (www.karaim.net, cf. chap. 4) et une note synthétique sur l’histoire des Falashas, ce groupe ethnique noir d’Ethiopie se réclamant du judaïsme. L’index permet alors de se rapporter au chapitre,   » Le prosélyte : un voyageur sans bagage « , où une imposante bibliographie portant sur les Falashas est proposée. La question de la conversion est d’ailleurs habilement abordée et l’auteur montre bien les conséquences de ce sujet sur l’identité juive :  » dis-moi ce que tu entends par converti, je te dirai ce que tu entends par Juif (et par non-Juif) 4 « . Ce moment d’ouverture, dans un exposé par ailleurs assez dense en référence aux textes religieux, aurait d’ailleurs probablement pu fournir l’occasion de dénoncer les ravages causés par l’expression  » peuple élu « , qui porte en son sein les mécanismes d’exclusion que l’auteur, à d’autres endroits aborde explicitement.

Ce sont les résonances avec les sujets contemporains qui font la richesse de cet ouvrage ; au point qu’on souhaiterait que l’auteur prenne encore plus de recul par rapport aux textes religieux. Son commentaire de Maïmonide, dans le chapitre 9 consacré au couple humain et à la  » tradition juive  » (Genèse 2.24),  pourrait contenir au moins une note au sujet du passage du Mishne Tora (le code de  Maïmonide) qui interdit dans le même élan l’homosexualité et la zoophilie. Le dernier chapitre, portant sur les impasses du  » dialogue interreligieux « , est en ce sens plus clairement ancré dans la démarche générale qui prévaut dans ce livre.  » Dieu est là pour fabriquer du  » Nous « , et il le fait nécessairement contre  » les autres « , et donc  » le Dieu des autres 5 « . Si ce dialogue doit servir à améliorer les conditions du  » vivre-ensemble  » (ce dont on peut douter dès le départ car les athées et les agnostiques sont exclus dudit dialogue), Attias énumère6 cinq conditions qui mériteraient un examen attentif de la part des férus d’œcuménisme : reconnaître que les conflits ont souvent d’autres causes que les différences de religion (voire l’importance des conflits de territoire au Proche-Orient), saisir l’étendue du  » désarroi social et (…) culturel  » derrière les motivations de reconnaissance communautaire, admettre l’importance de la diversité dans le débat sur l’identité française (débat mené par le gouvernement actuel dans les conditions désastreuses que l’on sait), trouver les bons interlocuteurs pour ce dialogue (l’expression  » prêcher des convaincus  » risque sinon ici de s’appliquer directement), et, enfin, poser la question du dialogue  » intrareligieux « , ce qui pour de nombreux lecteurs évoquera, rien que pour l’Eglise catholique, la question du célibat des prêtres ou de la béatification de Pie XII 7

Au final, on comprend bien que c’est d’un judaïsme accueillant dont il s’agit, et que l’ensemble des références les plus diverses convoquées tout au long de l’ouvrage ne visent qu’à soutenir un message universel de tolérance. L’appareil critique excellent qui accompagne les quinze chapitres (glossaire, index des textes et index des noms) devrait permettre à des lecteurs de profils très différents de tirer au mieux partie de ce livre aussi érudit qu’original.

Rédacteur : Jérôme SEGAL, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 – p. 301
2 – p. 297, voir à ce sujet le livre complémentaire d’Esther Benbassa, La Souffrance comme identité, Fayard 2007, réédité en 2010
3 – https://www.nonfiction.fr/article-3138-p4-les_hebreux__construction_dune_tradition_et_dun_peuple.htm
4 – p. 206
5 – p. 286
6 – p. 288-290
7 – https://www.nonfiction.fr/article-2692-le_dogme_et_la_politique.htm

Pour lire l’article sur Nonfiction.fr, cliquer ici.

28 mars 2010, 10h10, RFI

Jean-Christophe Attias est l’invité de l’émission Religions du monde, animée par Geneviève Delrue.

8 avril 2010, L’Express

La Bible entre les lignes

Si sacrées soient-elles, les Ecritures sont devenues à la Renaissance un objet de science. Mais peut-on soumettre à l’examen rationnel ce qui est inspiré par Dieu ? L’histoire de la Bible en Occident est l’objet de trois livres passionnants.

Ni écrite au ciel comme le Coran, ni transmise oralement comme les paroles de Bouddha, la Bible a toujours senti le vieux cuir ou l’encre de l’imprimeur. Même inspirés par Dieu, ses mots ont un poids, une odeur qui rappellent le long périple de cette improbable bibliothèque, rassemblée sur plus d’un millénaire par des mains humaines, avec ses répétitions et ses contradictions, ses mauvais raccords de scribe maladroit. Mais, sans ce profil composite, la Bible n’aurait sans doute pas eu le destin qui fut le sien en Occident : devenir le lieu où se déploie une science inédite des textes et de leur interprétation. A partir du xve siècle, poussés par une urgence qui dépassait la simple curiosité érudite, aiguillonnés par les nécessités de la foi ou les doutes du libertin, grammairiens, philologues et historiens se sont penchés sur ces pages sanctifiées – chaussant de nouvelles lunettes, forgeant de nouveaux outils afin de mettre sa vérité à nu.

Or, pour cela, il ne fallut rien de moins qu’une révolution : que la Bible devienne un livre. Ne l’a-t-elle pas toujours été ? Le judaïsme, auquel la Bible chrétienne emprunte son Ancien Testament, n’est-il pas la religion du Livre ? « Pas sûr », répond Jean-Christophe Attias, enseignant à l’Ecole pratique des hautes études, dans un recueil d’articles qui éclaire des aspects méconnus de la pensée juive, en particulier médiévale. Ce qui est véritablement désigné comme livre pour le peuple d’Israël, c’est essentiellement le rouleau de la Loi, tel qu’il est lu à la synagogue ; c’est-à-dire une toute petite partie d’un ensemble hétéroclite de textes qui n’ont pas tous la même autorité. Or ce rouleau est d’abord un objet liturgique, avant d’être un livre vénéré pour son contenu. Car la Loi, véritable coeur du judaïsme, est indissociablement écrite et orale. Toute fixée qu’elle soit sur le parchemin, elle est aussi transmise dans l’intimité du rapport entre le maître et l’élève, inlassablement commentée par les générations de rabbins. Pour cette raison, le judaïsme se méfie de la chose textuelle. Car, prise à la lettre, la Bible se révèle déconcertante : mal fichue, répétitive, lassante, avec ses listes de noms que la romancière israélienne Orly Castel Bloom comparait récemment aux pages de l’annuaire. La vérité n’est pas au bout du rouleau, elle est plus vaste, nécessite l’étude et la discussion.

Express006S’appropriant les Ecritures juives pour les lire à la lumière de la résurrection du Christ, le christianisme naissant n’a pas non plus l’expérience d’un livre bien fermé, comme le confirme l’historien Pierre Gibert dans un récit passionnant, qui reprend l’enquête en terre chrétienne. Car les Pères de l’Eglise picorent la Sainte Ecriture ; ils en citent des extraits volontiers tirés de leur contexte, le regard d’abord porté sur le Christ et la sanctification des fidèles. A la fin du Moyen Age, cette manière d’interpréter l’Ecriture commence à battre de l’aile, d’autant plus qu’elle repose sur une traduction latine objet de bien des suspicions. Il faut donc revenir à l’original, grec ou hébreu, contre les ratiocinations des prélats. Ce mouvement se précipite avec l’imprimerie, qui renouvelle les conditions de lecture de la Bible et donc la chose elle-même : « C’est à la fois la même Bible et une autre Bible », explique Pierre Gibert. Auparavant mer infinie où la pêche à la Parole était toujours miraculeuse, la Sainte Ecriture devient soudain un objet solide, de taille modeste, posé devant un lecteur désormais livré à lui-même.

Devant les différentes versions disponibles, dont les difficultés sont désormais mises à plat, la raison bien conduite doit permettre de faire les bons choix, comme s’y efforcent les humanistes de la Renaissance – Erasme en tête. Non pour mettre en doute le livre saint, mais au contraire pour le rendre plus sûr. Malgré ces bonnes intentions, le ciel commence à gronder au-dessus de la tête des savants. En 1678, Louis XIV fait détruire, à la demande de Bossuet, tous les exemplaires saisis de l’Histoire critique du Vieux Testament, de Richard Simon, prêtre oratorien et érudit polyglotte. Pourquoi tant de haine ? Parce que Simon ose montrer que Moïse ne peut avoir été l’unique auteur des premiers livres de la Bible, contrairement à ce qui était jusque-là enseigné. Ce faisant, il ne se contente plus d’établir la bonne version des textes, mais il interroge leur vérité historique. L’exégèse critique est née, grâce au génie précurseur de ce prêtre, pour qui l’intervention humaine dans la rédaction et la transmission des textes saints ne contredit en rien leur inspiration divine. Avec une indubitable mauvaise foi, Bossuet en douta.

Comme le constate Pierre Gibert, la condamnation injuste de Simon eut des « effets désastreux pour l’intelligence française et catholique de la Bible ». S’ouvrit une longue ère de soupçon, dont nous ne sommes pas encore sortis, à en croire le récent Jésus de Nazareth, de Joseph Ratzinger (Flammarion), méditation benoîte nostalgique d’une époque où le sens du texte était protégé par les gardes suisses. L’opposition à l’exégèse critique, du coup, regimbe. Signe des temps, le récent dictionnaire Christianisme, par ailleurs excellent, ne comporte aucune entrée « Exégèse », mais garde celle intitulée « Ecritures Saintes ». Ite, missa est.

Philippe Chevallier

Penser le judaïsme, par Jean-Christophe Attias. CNRS éditions, 335 p., 25 €.
L’Invention critique de la Bible, XVe – XVIIIe siècle, par Pierre Gibert. Gallimard, 375 p., 21 €.
Christianisme. Dictionnaire des temps, des lieux et des figures, sous la direction d’André Vauchez. Seuil, 604 p., 25 €.

Mai-Juin 2010, Le Point Références

PenserLePoint

Mai 2010, L’Histoire

PenserLHistoire

Mai 2010, Etudes

Voici un ouvrage de qualité qui enri­chit son lecteur sur un objet immense et sujet à controverses multiples. J.-C. Attias nous conduit au fil des pages à penser au judaïsme, mais à le penser dans la cité et à prendre souci de son avenir. Il combine avec talent les trouvailles du chercheur, la référence citoyenne et la conviction juive. C’est pourquoi ce livre conduit à des dévelop­pements « engagés » sur les relations judéo-chrétiennes et judéo-musul­manes. D’où des réflexions critiques en finale sur les équivoques du dialogue inter-religieux et sur les dangers d’une réduction du judaïsme au sionisme en raison du « comportement non éthique de l’Etat d’Israël ». Le lecteur est frappé par la capacité inventive et la liberté de ton qui s’affirment ici. La ren­contre de l’autre invite à se référer à l’« Autre » et l’autre que je découvre renvoie à cet « autre » qui est aussi en moi. L’expérience de l’exil et l’espé­rance du retour qui lui est associée sont un donné initial et primordial pour le juif. Cependant tous ne reviennent pas d’exil et l’exil ne fait pas que durer. « L’exil se répète, les exils se superpo­sent, se stratifient, et l’histoire indivi­duelle, l’histoire collective et les représentations qui en sont périodique­ment produites ne cessent d’en réac­tualiser et d’en raviver l’expérience. » C’est pourquoi le livre s’applique à effa­cer, à redessiner, à déplacer des fron­tières, entre le texte de la Bible et les commentaires rabbiniques. Des lec­tures de l’Ecriture sont mises en inter­face, comme le récit de la création de l’homme et l’énigme des représenta­tions de Moïse avec des cornes. Les figures du prosélyte et celles des Karaïtes sont l’exemple d’un travail fructueux et parfois pervers de la « récupération-négation » sur les marges de l’identité juive au long de l’histoire.

Henri Madelin

Juin 2010, Diasporiques

Diasporiques0001Diasporiques0002Diasporiques0003

17 juin 2010, Le Point

Le sionisme ne résume pas le judaïsme

Propos recueillis par Catherine Golliau

Le Point : Vous êtes perçu dans le judaïsme français comme un empêcheur de tourner en rond. Parce que vous condamnez le sionisme ?

Jean-Christophe Attias : Ce que je condamne, c’est l’image caricaturale que trop d’institutions juives renvoient du judaïsme. En prétendant incarner un judaïsme officiel tout dévoué à la cause d’Israël, elles encouragent une sionisation accrue du judaïsme. Le gouvernement israélien, de son côté, encourage une rejudaïsation du sionisme, en insistant comme jamais sur Jérusalem  » capitale éternelle et indivisible  » du peuple juif, ou sur le  » caractère juif  » de l’Etat. Résultat, ne pas soutenir coûte que coûte Israël et ses dirigeants est aujourd’hui considéré par beaucoup de juifs comme une trahison du judaïsme lui-même. Comme si le sionisme, c’était le judaïsme. Comme si l’on pouvait faire fi de la distance culturelle qui sépare Israéliens et juifs de la diaspora. Ou de l’asymétrie de leurs destins respectifs. Même si ces destins sont certes liés.

Mais comment expliquez-vous ce phénomène ? Est-ce le traumatisme de la Shoah ou la montée de l’antisémitisme en France, que dénoncent les institutions juives ?

Le génocide demeure un immense traumatisme, c’est vrai, qui peut expliquer certains comportements. Reste que l’antisémitisme n’a pas, en France, les dimensions alarmantes que l’on dit. Certes, il y a des antisémites en France et on ne les rencontre pas seulement, d’ailleurs, dans la population arabo-musulmane. Mais dire que la France est antisémite est une contre-vérité : les violences éventuelles, limitées, sont réprimées, les discours antijuifs n’ont pas droit de cité. Les attaques islamophobes, en revanche, ne sont pas censurées. Alors même que plus d’un islamophobe est un antisémite (au moins) en puissance. Car, à mes yeux, juifs et musulmans, qu’ils le veuillent ou non, sont de fait dans le même bateau. La haine, avec laquelle on joue un peu trop ces temps-ci (débats sur l’identité nationale, loi antiburqa), peut d’un jour à l’autre changer de cible ou mettre tous les  » minoritaires  » dans le même sac.

Mais cette attirance pour le sionisme est aussi une recherche d’identité dans un pays où les notions traditionnelles de nation, de patrie, de République perdent de leur valeur…

Bien sûr, mais le sionisme ne doit pas être présenté ni vécu comme la quintessence du judaïsme. Après tout, il s’agit là d’un mouvement nationaliste de fraîche date, comme tous les nationalismes d’ailleurs. L’histoire et la culture du judaïsme, elles, se sont déployées sur deux ou trois millénaires et sur plusieurs continents. Le sionisme s’est même construit, à ses débuts, contre une tradition multiséculaire de quiétisme politique, et plus largement contre l’écrasante majorité des juifs – religieux et laïques – de l’époque. Vouloir nier aujourd’hui l’ambivalence et la complexité de l’histoire juive, c’est tout simplement l’appauvrir. Et c’est certainement mettre en danger et le judaïsme et l’Etat d’Israël lui-même que de faire du second l’expression ultime du premier.

Existe-t-il un fondamentalisme juif comparable à celui que connaît l’islam ?

Bien sûr. Mais faut-il s’en étonner ? Quand certains ciments sociaux se délitent, on s’en fabrique de nouveaux. La folie est de croire pourtant que l’on peut revenir à une forme  » pure « ,  » authentique « ,  » originelle  » de l’islam ou du judaïsme. On peut bien sûr les réinventer pour répondre à des besoins contemporains. L’idéal serait tout de même de ne pas céder aux simplifications, aux caricatures qui occultent la profondeur historique et la variabilité des attitudes et des modèles. C’est justement cela que j’ai voulu montrer dans  » Penser le judaïsme « , cette richesse des traditions, leur étonnante plasticité, les conflits internes qui les traversent, et qui devraient nous amener à réfléchir autrement sur notre identité.

Il n’est donc pas un judaïsme, mais plusieurs ?

Dans le temps comme dans l’espace, le judaïsme apparaît en constante mutation. C’est toute la force de la diaspora que d’avoir su l’adapter aux circonstances, l’enrichir de ses dialogues avec des environnements variés. Si les communautés juives, minoritaires, ont pu survivre et créer, c’est qu’elles ont su coopter – et s’approprier en la  » judaïsant  » – la culture de l’Autre. Au XIIe siècle, Moïse Maïmonide, pétri de culture gréco-arabe, écrivait en hébreu son Code de droit rabbinique et en arabe sa somme philosophique. C’est par imitation des musulmans qui valorisaient le Coran et l’arabe que les juifs de l’Espagne médiévale vont eux aussi valoriser la Bible et l’hébreu, fondant une tradition culturelle nouvelle, distincte de celle que développeront au nord et à l’est les juifs ashkénazes, plus centrés sur la tradition orale et le Talmud. Juda Halévi, l’un des grands penseurs du Moyen Age, voit dans la religion de Moïse un grain semé dans le terreau de l’humanité. Et dans l’avènement du christianisme et de l’islam, tous deux monothéistes, le signe patent d’une germination qui prépare l’arrivée du Messie.

Dans votre livre, justement, vous montrez que cette religion n’est pas réservée aux seuls juifs de naissance.

Le judaïsme a la réputation d’être une religion close où les conversions sont difficiles, car non souhaitées. Or, s’il est vrai que les pressions subies en pays chrétien et musulman au Moyen Age ont entraîné une inévitable fermeture, le judaïsme a néanmoins toujours maintenu ouverte l’option – au moins théorique – du prosélytisme. On peut donc être juif de naissance, et même s’il n’est nullement exigé du non-juif, pour qu’il accède au salut, de se convertir au judaïsme, on peut aussi devenir juif par choix. Et, pour ma part, je crois que tout juif de naissance, spécialement dans le contexte contemporain, où nul n’est automatiquement rivé à sa communauté d’origine, fait de toute façon aussi un choix lorsqu’il décide de rester juif et de s’assumer comme tel.

Peut-on être juif, se sentir juif et être non croyant ?

Bien sûr, car qu’est-ce qui compte le plus dans le judaïsme ? Moins l’adhésion à un credo que les oeuvres, soit les actes accomplis au nom du judaïsme, et l’étude, soit la réappropriation obstinée par chacun d’un patrimoine culturel pluriséculaire. La foi disparue, le sentiment d’appartenance et l’héritage partagé de l’expérience de la diaspora demeurent. Et, pour le laïque, ou celui qui se dit tel, reste le message éthique du judaïsme. Cela dit, on ne mesure sans doute pas assez les dommages provoqués par la déculturation des juifs modernes. L’histoire du judaïsme a été modelée par l’hébreu, par l’araméen, et par une grande variété de  » judéo-langues « , yiddish, judéo-arabe, judéo-espagnol, tous idiomes en voie d’extinction. Du fait de la Shoah, des exodes liés notamment à la décolonisation, mais aussi du fait du nationalisme. Israël a privilégié l’hébreu et lutté contre le yiddish, désormais essentiellement cantonné dans les milieux ultra-orthodoxes. Or tout un pan de la culture juive laïque de l’Europe centrale et orientale s’est exprimé en yiddish. Aujourd’hui, même le polyglottisme a disparu. Vous ne trouvez plus que rarement de ces juifs, hier si ordinaires, qui parlaient quatre ou cinq langues et vivaient dans autant de cultures.

La culture juive est-elle, comme tant d’autres, victime du rouleau compresseur de la globalisation ?

Peut-être, et cela provoque le réveil de singularismes extrêmes, car il faut bien être de quelque part ou quelque chose. Or globalisation ne veut évidemment pas dire cosmopolitisme. Etre cosmopolite, ce n’est pas simplement être, abstraitement,  » citoyen du monde « , mais être, concrètement, citoyen de plusieurs mondes. Etre juif, pendant des siècles, c’était précisément cela. Cela l’est moins aujourd’hui.

Repères

 

 

1958 Naissance à Bayeux d’un père juif et d’une mère catholique.

1979 Conversion au judaïsme.

1980 Professeur d’hébreu moderne dans le secondaire, puis chercheur au CNRS.

1991  » Le commen- taire biblique  » (Cerf).

1998 Chaire de pensée juive médiévale à l’Ecole pratique des hautes études.  » Israël imaginaire « , avec Esther Benbassa (Flammarion).

2001  » Les juifs ont-ils un avenir ? « , avec Esther Benbassa (Lattès).

2006 Dirige, avec Esther Benbassa,  » Juifs et musulmans. Une histoire partagée, un dialogue à construire  » (La Découverte).

2010  » Penser le judaïsme  » (CNRS Editions), collabore au  » Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations  » (Larousse).

Pour lire cet entretien au format de la revue papier, cliquer ici.

Octobre 2010, Esprit

PenserEsprit0002PenserEsprit0001

Décembre 2010, Points critiques (mensuel de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique)

PenserPointsCritiques

Octobre-décembre 2010, Archives de sciences sociales des religions

Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, où il est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale, l’auteur a rassemblé dans ce volume une série de travaux, à la fois de haute érudition, et d’une salutaire liberté de ton. Réunies, reprises, organisées et jointes ensemble, ces études, y compris les plus pointues, révèlent une curiosité de l’objet judaïsme qui excède systématiquement les limites d’une investigation étroitement académique. Ils témoignent de la richesse, de la diversité, de la conflictualité interne, mais aussi de la surprenante unité de cet objet. Il s’agit en fait d’un superbe «voyage en judaïsme», qui nous révèle autant sur les paysages traversés que sur les états d’âme du voyageur. Un voyageur qui se présente lui-même comme un «savant juif inquiet», ou comme un «citoyen juif laïque», non croyant mais nourri de culture juive.

Les travaux – qui concernent des sujets aussi divers que le karaïsme, la mémoire d’Isaac Abravanel, le rapport entre rêve, prophétie et exégèse, ou le dialogue entre Justin Martyr et le juif Tryphon – sont classés en quatre sections (pas toujours très rigoureuses, il faut le dire): «Territoires», «Textes», «Frontières» (notamment sur les prosélytes) et «Silences».

Dans l’impossibilité de recenser l’ensemble de ces études, nous allons nous limiter à quelques-unes, qui témoignent de la vigueur et de l’originalité de sa réflexion. Le premier chapitre, «Du judaïsme comme pensée de la dispersion» annonce la démarche de l’auteur et sa vision historique du «paysage juif». Pour Attias, l’exil est l’expérience fondatrice de toute identité juive: ce qui unit les juifs dispersés et séparés, c’est à la fois la mémoire d’une unité perdue et l’aspiration à une unité retrouvée. Mais la réalité de l’histoire juive est celle d’une irréductible fragmentation, d’une dispersion territoriale, linguistique et culturelle. Les juifs sont donc un peuple dispersé parmi les Nations et séparé d’elles, mais aussi un peuple séparé de lui-même par les langues et les cultures empruntées aux Nations… Si la plainte contre l’exil traverse l’histoire du judaïsme, les plus grands esprits juifs, comme Juda Halevi, le Maharal de Prague, ou le cabaliste Isaac Louria ont aussi interprété l’exil, la Galut, comme une mission divine: élever les étincelles de sainteté dispersées en tout lieu et préparer ainsi l’avènement de l’ère messianique.

Un des travaux les plus étonnants de ce recueil est dédié à la question suivante: «Qu’est-ce que les juifs pensent de Jésus (et de Mahomet)?» (Entre parenthèses: on se demande pourquoi il est placé dans la section «Silences» plutôt que dans celle intitulée «Frontières»…) C’est une réflexion sur l’histoire complexe des rapports entre les trois grandes religions du livre, inspirée d’une sympathique irrévérence: «L’histoire des monothéismes est jonchée de cadavres… La reconnaissance de la légitimité de l’Autre, en tant qu’Autre, n’est certainement pas le fort de la tradition du Dieu un». Certes, au Moyen Âge, notamment en Andalousie, on trouve une sorte de dialogue – direct ou indirect – entre les théologiens des trois confessions. C’est, paradoxalement, la Grèce antique, c’est-à-dire la Grèce païenne, qui permet aux intellectuels des trois monothéismes de se rencontrer. L’héritage grec traduit, enrichi, commenté et confronté, tant bien que mal, aux vérités de la Révélation, est leur langage et leur culture commune.

Pour le judaïsme médiéval, le christianisme et l’islam étaient simplement des «contrefaçons» du judaïsme, des imitations trompeuses de l’œuvre divine. Cependant, pour Juda Halévi et Moïse Maïmonide, ces deux religions bâtardes ne contribuent pas moins à frayer la voie et préparer le terrain pour l’avènement du Messie. En fait, souligne l’auteur, le judaïsme lui-même a été, dans une large mesure, façonné au cours des siècles par sa confrontation avec les deux autres monothéismes. Ce n’est pas un hasard si en terre sépharade, où les musulmans ignoraient purement et simplement la Bible, les juifs médiévaux ont placé au plus haut l’étude de l’Écriture, tandis qu’en terre ashkénaze, face à des chrétiens qui se sont emparés de l’«Ancien Testament», les juifs ont plutôt valorisé le Talmud. La Hagada de Pâques elle-même, ce texte fondateur du judaïsme, n’est-elle pas, dans une certaine mesure, une réponse, une réplique au récit chrétien de la Rédemption pascale? L’auteur répond à la question initiale, selon la tradition juive, par une autre question: «Les Juifs auraient-ils jamais pensé d’eux-mêmes ce qu’ils pensent s’il n’y avait pas eu Jésus (ou Mahomet)?»

En conclusion du recueil, dans un essai intitulé de façon provocante «Comment nous ne sommes plus juifs», l’auteur réaffirme la dimension foncièrement cosmopolite du judaïsme en opposition aux tendances qui le réduisent à «l’idolâtrie d’un État». Préoccupé de sauver le judaïsme comme culture, il ne peut que manifester sa défiance envers un judaïsme «religieux» qui trahit «une inquiétante insensibilité à la douleur de l’Autre – en l’occurrence l’Autre palestinien».

À la fois œuvre savante et approche personnelle inquiète, ce livre est un apport iconoclaste et vivant à la réflexion sur le passé et le présent du judaïsme.

Michael Löwy